Le bâillement, du réflexe à la pathologie
Le bâillement : de l'éthologie à la médecine clinique
Le bâillement : phylogenèse, éthologie, nosogénie
 Le bâillement : un comportement universel
La parakinésie brachiale oscitante
Yawning: its cycle, its role
Warum gähnen wir ?
 
Fetal yawning assessed by 3D and 4D sonography
Le bâillement foetal
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Le bâillement foetal
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mise à jour du
20 décembre 2020
Classique Garnier 2016
 La contagion des émotions
Compassio une énigme médiévale
 Béatrice Delaurenti
Maitresse de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales
L'histoire novembre 2020

Chat-logomini

 
 Tous les articles sur la contagion du bâillement
All articles about contagious yawning
 
L'explication de la contagion du bâillement au Moyen-Âge
 
 
Le phénomène de la contagion du bâillement touche aux limites de l'explication scientifique. Il interroge aujourd'hui les biologistes et les spécialistes des neurosciences et fait le miel d'ouvrages de vulgarisation à succès, comme le best-seller de Francesca Gould Pourquoi bâiller fait bâiller.
 
Dans le même temps, sociologues et historiens du monde contemporain enquêtent sur la souffrance à distance, l'empathie, le « concernement ». Nous ne sommes pourtant pas les premiers à nous interroger sur cette étrange transmission. Au Moyen Age, déjà, l'imitation spontanée du bâillement intriguait les savants. Ils l'inscrivaient dans une galaxie de situation comparables que certains philosophes et médecins ont rassemblées sous le terme de « compassion ».
 
Le cas du bâillement représentait pour eux l'exemple par excellence de ce phénomène. Le sens courant de « compassion » est le même au Moyen Age qu'aujourd'hui : un élan de commisération, une solidarité dans la douleur, la capacité à souffrir avec autrui. Mais le mot a aussi un sens plus large dans le latin médiéval, comme l'indique l'étymologie, com-passio est le d'éprouver ensemble une passion. La passio désigne toute forme d'affection subie, ce que l'on elle aujourd'hui émotion. La compassion est donc une émotion reçue en partage, une réaction psychique ou corporelle provoquée par un mouvement extérieur et consistant en une imitation involontaire de ce mouvement.
 
Pour les auteurs médiévaux, le bâillement contagieux et les exemples apparentés incarnent aspect inexpliqué des relations humaines qu'il s'agit d'éclairer par la raison. Comment une passion peut-elle se transmettre sans le moindre contact entre les personnes ? Quels sont les effets physiques de la perception sensorielle ? Quel est le rôle de l'âme dans cette interaction ? Leurs réponses apportent un éclairage vif sur la culture savante du Moyen Age.
 
« Pourquoi, en présence de gens qui bâillent, bâille-t-on également de manière répétée ? » La question est posée par Aristote dans la section VII des Problèmes, compilation de textes originaux, d'écrits hippocratiques et de textes postérieurs, assemblés entre le Ier et le Ve siècle de notre ère. La section VII comprend quatre problèmes sur la contagion du bâillement ou de l'envie d'uriner, un sur le frisson, un sur la souffrance à distance, deux sur la contagion des maladies, le tout rassemblé sous le titre De la sympathie.
 
Vers 1310, le médecin et philosophe Pietro d'Abano compose le premier commentaire intégral des Problèmes, en utilisant la traduction latine effectuée, dans les années 1260, à la cour du roi Manfred de Sicile, par Barthélémy de Messine. Le texte de Pietro d'Abano fait des émules : au cours du XIVe siècle cinq nouveaux commentaires sont réalisés - quatre en latin, un en français. Dans la version latine, l'intitulé de la section VII est devenu De la compassion. La notion grecque initiale de « sympathie » s'est enrichie au passage de résonances spécifiquement chrétiennes pour former la matrice d'un questionnement philosophique et médical propre à l'époque médiévale.
 
Pour le commentateur médiéval d'Aristote, la compassion prend différentes formes. Elle peut consister en un mouvement de l'âme : c'est la « condouleur », cette douleur psychologique que l'on ressent lorsque l'on est témoin de la souffrance physique endurée par une autre personne. Pietro d'Abano l'explique de manière imagée :
« Si nous avons vu quelqu'un être incisé et coupé par un objet aiguisé, comme cela arrive dans les actes de chirurgie ou les châtiments corporels, ou brûlé par le feu comme dans les tortures et les cautérisations, ou contusionné comme lorsque quelqu'un est lapidé ou écrasé entre les deux surfaces planes de corps durs, ou bien, plus généralement, lorsque quelqu'un subit des choses dangereuses et effroyables, comme d'être mutilé, blessé, jeté d'une hauteur etc., nous souffrons en esprit. »
 
Mais, le plus souvent, la compassion vient du corps. Tantôt elle est l'imitation involontaire d'un mouvement observé chez l'autre et qui provoque le soulagement : l'envie de bâiller, d'uriner, le désir sexuel, l'appétit de nourriture, se transmettent à celui qui les observe. Tantôt elle est un mouvement physique d'horripilation qui reproduit, toujours involontairement, une sensation déplaisante : c'est le cas des frissons provoqués par un son perçant, un goût acide, par le spectacle d'un autre réagissant à ces sensations. Dans cette catégorie, un commentateur anonyme mentionne « le grincement de la scie, des dents et des roues des chars » ; Pietro d'Abano évoque « nos dents qui se congèlent et deviennent insensibles quand nous avons regardé avec attention des gens qui mangent des choses acides ».
 
Tantôt, enfin, la compassion est une affection corporelle transmise par une personne malade à une personne saine par la voie du regard, du souffle ou du contact physique. « Pourquoi certaines maladies rendent-elles malades ceux qui s'approchent, alors que personne n'est guéri par la santé ? » demande Aristote (Problèmes VII, 4). Il énumère des affections contagieuses et d'autres qui ne le sont pas. Ses questions ont amené les commentateurs médiévaux à réfléchir à l'articulation entre transmission des maladies et compassion.
 
Revivre une sensation
Décrire le phénomène ne suffit pas. Les commentateurs des Problèmes entendent aussi en déceler les causes. Partant des suggestions d'Aristote, ils avancent trois manières de comprendre la contagion émotionnelle. Le premier modèle est philosophique. Il met en avant l'idée d'une concordance naturelle qui unirait tous les hommes et rendrait possible la participation des uns au comportement des autres. La souffrance partagée par deux individus prend une dimension universelle, voire cosmique. Elle n'est pas expliquée par le biais de traits individuels mais par un statut commun a tous les hommes, une connivence entre les vivants qui seule rend possible le transfert des comportements. L'homme est un microcosme plongé dans le macrocosme. Il perçoit les vibrations d'un monde d'échanges, de correspondances et d'harmonies. Ce phénomène banal de la contagion du bâillement invite ainsi à méditer sur l'écart entre l'humain et l'animal. Il s'intègre à un système de représentation du monde qui en rend compte et le justifie.
 
Le deuxième modèle d'explication est physiologique. Les commentateurs mettent en évidence la mobilité des flux corporels à l'intérieur du corps : des fumées, des vapeurs et des esprits circulent. Le souffle, qui est une matière « rapide et facile à mettre en mouvement », est prompt à sortir. On bâille facilement, pour autant qu'il y ait un élément déclencheur. Cela peut être la perception d'une ressemblance avec autrui, ou encore le souvenir du plaisir éprouvé à bâiller. Les facultés de l'âme, ses sens internes, jouent un rôle dans le processus - en particulier l'imagination. Lorsqu'une personne voit quelqu'un d'autre bâiller elle revit cette sensation. Son imagination réactive les impressions sensibles qu'elle avait stockées, ce qui produit un effet sur son corps et l'incite à bâiller à son tour. Les commentateurs s'intéressent aussi aux sens externes : la vue, expliquent-ils, est capable de Prendre le relais des autres sens et de concentrer en l'âme une série d'impressions sensorielles de diverses natures. Voilà pourquoi on frissonne en voyant une craie qui crisse, même si l'on n'entend pas le son qu'elle produit. Le troisième modèle explicatif est médical, il Applique spécifiquement aux maladies contagieuses. La transmission du mal est notamment due à l'air, qui transporte l'infection d'une personne à une autre.
 
Ces explications variées se rejoignent sur deux points : la ressemblance et l'imagination. La ressemblance joue un rôle essentiel dans toutes les situations de compassion. Dans certains cas, elle intervient en amont du processus. Il existe un lien antérieur, une connivence entre les êtres vivants, qui fait le terreau de la compassion : « Ce qui est semblable compatit naturellement envers ce qui est semblable » (Pietro d'Abano). Dans d'autres cas la ressemblance est un outil dont use involontairement l'observateur gagné par la compassion. Elle lui sert de critère pour comparer ce qui est perçu à l'extérieur et ce qui est stocké dans sa mémoire. Comme l'indique, en 1355, le médecin Jean de Spello, l'observateur se remémore « à partir du semblable ». Il se souvient que le bâillement lui avait permis d'expulser des éléments nuisibles, et ce souvenir l'incite à bâiller à son tour.
L'autre trait commun des explications concerne le pouvoir de l'imagination. Vers 1380, le médecin et poète Évrart de Conty résume d'une phrase l'importance de cette faculté de l'âme : « L'imagination est dame des autres vertus et leur commande en moult de cas. » En plus de sa prééminence parmi les sens internes, l'imagination est capable d'induire des mouvements corporels. Sa position est centrale à la fois pour l'articulation du corps et de l'âme et pour le branchement de l'homme sur le monde extérieur. Tous les mouvements de compassion dépendent, d'une manière ou d'une autre, de l'activité de l'imagination. Elle est la clé qui permet de comprendre comment un être vivant peut être mis en mouvement par les émotions d'un autre.
 
La notion de « compassion » a connu un succès inégal auprès des savants médiévaux. Elle a été proposée et largement utilisée par les commentateurs des Problèmes d'Aristote. Ces médecins ou philosophes ont vécu en Angleterre, en Allemagne, en France et en Italie. Ils venaient de différents milieux culturels et parlaient des langues différentes. Leur diversité atteste la large diffusion de cet emploi du mot en Europe au XIVe siècle.
 
Des thérapies spécifiques
Pour autant, cette tradition n'a pas fait école. L'innovation lexicale de Pietro d'Abano et de ses successeurs, leurs efforts communs pour faire de la compassion une catégorie analytique des comportements humains sont demeurés ignorés. L'histoire de la notion de compassion, au Moyen Age, est celle d'un désaveu. Est-ce à dire que la contagion du bâillement était une préoccupation excentrique pour l'époque ? L'intérêt pour ce phénomène est-il resté cantonné aux réflexions d'un groupe restreint d'auteurs rassemblés par la lecture d'un texte unique? Certainement pas.
 
Entre le XIIe et le XVe siècle d'autres médecins ont également étudié les mécanismes de contagion émotionnelle en dehors du cadre des Problèmes, sans reprendre à leur compte la catégorie de « compassion ». Ils ont associé le bâillement à des exemples qui n'étaient pas chez Aristote : voir quelqu'un manger un mets acide provoque l'agacement des dents ; l'imagination maternelle imprime sa marque sur le corps de l'enfant ; le flux de sang augmente quand on regarde attentivement une chose rouge ; en cas de jaunisse l'excès de bile jaune est purgé par l'observation de choses jaunes. Ces constations ont conduit des praticiens à prooser à leurs atients des thérapies spécifiques fondées sur un principe de sympathie.
 
Jacques de Forli, maître en médecine à l'université de Padoue dans les années 1400-1414, recommande ainsi d'envelopper les femmes souffrant de la rougeole et les enfants malades de la variole dans un tissu rouge, ou encore de les installer dans une maison peinte en rouge. L'immersion dans la couleur rouge, explique-t-il, stimulera l'imagination. Celle-ci mettra en mouvement les esprits et la chaleur du corps, et permettra au malade d'expulser les matières rouges malsaines qui sont à l'origine de son mal.
 
L'exemple du bâillement a ainsi servi de creuset pour réfléchir à la manière dont les émotions se transmettent d'un homme à l'autre et de l'âme au corps. Les intellectuels médiévaux étaient très conscients des effets puissants des passions humaines, qu'ils supposaient à la fois actives au sein du combiné âme/corps et en interaction avec le monde extérieur. Leurs interprétations sont évocatrices aussi pour le monde actuel, car elles font de l'homme un être à la fois singulier et connecté avec ses semblables, dans son âme et dans son corps.