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 mise à jour du
15 décembre 2001
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Je bâille donc nous sommes
Antonio Fischetti
Chat-logomini

Quel est le point commun entre la contagion du bâillement et la Déclaration universelle des droits de l'Homme ? Ils expriment tous deux l'empathie, capacité à se mettre à la place d'autrui. Je sais, le bâillement comme signe précurseur de la Déclaration des droits de l'Homme, ce n'est pas immédiat, et c'est peut-être sacrilège. Mais attendez les explications...

Partons du bâillement. Tous les mammifères le pratiquent. Mais comme un plaisir solitaire. Seul l'Homme a hissé le déboîtement de mâchoire au rang d'activité contagieuse et collective ( pensez-y très fort, vous allez bien finir par bailler... ). " Même chez les singes, le bâillement n'est pas communicatif ", affirme Bertrand Deputte, primatologue au CNRS de Paimpont, en Bretagne. À quoi il sert, on ne sait pas trop... On a dit que, sous l'effet de la fatigue, la respiration était moins fréquente, et que bâiller permettait de récupérer rapidement un grand bol d'air. Mais des mesures en labo ont balayé cette rumeur. Le bâillement agirait plutôt comme un "étirement", une sorte de décontraction générale.

Le bâillement contagieux est le propre de l'homme

Imaginons nos ancêtres, tapis au fond d'une grotte, une nuit d'hiver, le vent et les ours mugissant à l'entrée. Le bâillement devait inviter la communauté à se serrer les flancs dans un réchauffement salvateur. Mais alors, pourquoi chez les babouins, qui ont le même besoin de chaleur animale, le bâillement n'est-il pas contagieux ? Il y a donc autre chose. De l'imitation ? Peut-être... Mais pas du genre qui consiste à copier les tics du chef ou à se plier au conformisme dominant. Elle serait plutôt à mi-chemin entre une activité sociale ( chanter en groupe pour se réchauffer... ) et un acte purement réflexe ( hurler si on vous écrase le pied... ).

Selon Bertrand Deputte, bâiller par contagion traduirait "l'envie subconsciente de s'harmoniser à l'état physiologique de l'autre". Ce qui sous-tend la capacité à élaborer, plus ou moins consciemment, des conjectures sur ce que ressent votre voisin : ce qu'on appelle l'empathie. Et ça, c'est de l'humain pur jus, car "rien ne permet de penser qu'un animal peut se mettre dans la tête d'un autre". On peut même dire que le bâillement illustre toute l'histoire de l'évolution. Chez la plupart des mammifères, il ne fait que suivre le cycle du sommeil : on bâille au réveil et c'est tout. Avec les primates entrent en jeu les premiers facteurs sociaux : " Ils bâillent souvent après une activité qui augmente leur vigilance, comme une bagarre ou une copulation. " Et enfin, chez l'Homme, vient l'aspect contagieux, archaïque manifestation du désir d'empathie avec son prochain. Autre argument qui va dans ce sens : l'enfant ne répond au bâillement d'autrui qu'à partir de deux alors ( alors que seul il bâille même dans l'utérus ). Or c'est justement à cet âge qu'il se reconnaît dans un miroir, exprimant ainsi la conscience de soi ! Et de la conscience de soi à celle des autres, il n'y a qu'un pas...

Donc, revenons à la Déclaration des droits de l'Homme. Si je condamne l'arrachage des ongles, c'est que, même sans l'avoir personnellement expérimenté, je peux m'identifier à celui qui le subit. Autrement dit, c'est l'empathie qui constitue le socle mental de tels principes. Et la contagion du bâillement montre que ce substrat ne va pas à l'encontre de je ne sais quels principes "naturels" d'égoïsme et de domination, mais qu'il est au contraire profondément ancré dans la spécificité humaine.


Le bâillement s'allongeait tout au long de ma colonne vertébrale, il enfonçait ses racines dans le bas du dos, et de toutes mes forces j'essayais de l'extraire. J'ouvrais grand la bouche, je tendais les muscles : j'étais une sorte de tube de dentifrice qu'on presse pour le vider. Mais le bâillement restait en moi. C'était comme un léger chatouillement. Lorsque je bougeais, les muscles se caressaient les uns les autres, se pressaient et du bâillement en sortait. J'avais des litres de bâillements dans les os, dans les muscles. Quelque chose tirait ma tête en arrière et je gonflais la poitrine. Il me semblait alors qu'une fleur me poussait sur le dos.
Ca se passe dans la savane, à l'heure la plus chaude de la journée. Deux hippopotames sont dans un étang. Il faut chaud, très chaud. On ne voit que le dessus de la tête des hippopotames, qui daignent agiter leurs oreilles de temps en temps pour faire fuir la myriade de mouches qui bourdonnent autour d'eux. C'est de toutes façons peine perdue, il y a trop de mouches, et les hippopotames le savent, vu le peu de conviction avec laquelle ils effectuent ces mouvements. Mais il fait si chaud que tout mouvement semble une victoire sur soi même. Tout-à-coup, l'un des hippopotames soulève lentement sa tête hors de l'eau, part d'un formidable baillement comme seuls savent les faire les hippopotames, baillement qui expose une mâchoire impressionnante. Ce baillement terminé, il se tourne lentement vers l'autre et lui dit: C'est marrant, j'arrive pas à me faire à l'idée qu'on est déjà jeudi.